La forme de l'eau (Tuer ou comprendre ?)

Publié le par Corbeau Moqueur

La forme de l'eau (Tuer ou comprendre ?)

Alors que la Guerre Froide bat son plein, le fabuleux destin d'Elisa se voit chambouler alors que celle-ci savonne comme à l’accoutumé le sol malpropre dans le laboratoire très secret dans lequel elle travaille. Son quotidien fantasque et méprisé est en effet boulversé lorsque sa collègue (Zelda) et elle découvrent le nouveau joujou du gouvernement : la créature du lac Noir ! Enfin, c'est ce que l'océan de louanges entourant ce film clame à qui veut l'entendre (pas grand monde en fait), même siiiiiii il y a quand même un petit quelque chose entre les deux créatures mises côte à côte... Mais on s'en fiche, donc comme l'affiche le laisse entrevoir, Elisa va (à force de proximité et de contact) "tomber amoureuse" de la créature, tant et si bien qu'elle, son voisin gay et Zelda vont tenter de l'arracher aux griffes du caricaturale méchant Zod Strickland.

Del Toro a beau dire, il y a quand même un truc...Del Toro a beau dire, il y a quand même un truc...

Del Toro a beau dire, il y a quand même un truc...

The Shape of Water ou La forme de l'eau en français marque le retour de Guillermo Del Toro tant dans la production cinématographique, qu'au film de monstre, un genre qu'affectionne tout particulièrement le réalisateur et dont il détient une définition bien particulière (bien loin de la plupart des productions aseptisées d'Hollywood). Inutile de préciser que le film se fait encenser depuis sa sortie, chose assez logique dans la mesure où il était déjà nominé et oscarisé avant même sa sortie (comme La la land l'année dernière), bonjour donc la sincérité. Mais pour être honnête, le film est vraiment excellent... mais pas grâce à son scénario, très cucul et mille fois vu et revu.

La forme de l'eau est un film assez contemplatif qui, bien qu'il aime prendre son temps, conserve un bon rythme et une bonne progression logique, en dépit de la longueur étrange de certaines scènes, voire de l'étrangeté tout court qui enveloppe l'intégralité du film. On pense beaucoup aux films de Jean-Pierre Jeunet avec Delicatessen en tête (pour ceux qui l'ont vu en tout cas, les autres y verront aussi La Cité des enfants perdus et Le fabuleux destin d'Amélie Poulain), pour lequel d'ailleurs son réalisateur a fait un caca nerveux vis-à-vis de certaines scènes du film de Del Toro ; beaucoup pensent aussi à La créature du Lac Noir (que je n'ai pas vu car trop vieux et trop monolithique), mais la patte de Guillermo Del Toro demeure. Déjà avec sa maîtrise de la thématique fantastique : apporter du merveilleux et/ou de la fantasy dans un univers réaliste, beaucoup l'on fait vous me direz, mais peu le font avec autant d'onirisme et de brio.

Le film est d'autre part magnifique et par ailleurs impeccablement cadré. Les rares fantaisies du montage sont toujours contrebalancés par l'ambiance particulière qui se dégage chaque minute et la beauté des décors. C'est d'ailleurs là que le rapprochement avec la patte de Jeunet est tout de même assez troublant, outre les teintes ocres de l'appartement du peintre et le laboratoire empli de tuyauteries et de machines qui font bip et flash, certaines scènes présentent des dialogues vraiment déroutant ou des situations qui n'auraient fait tâche dans Delicatessen. Le film emprunte de toute façon à pas mal d'éléments cinématographiques, la présence du cinéma rétro juste en-dessous de l'appartement d'Elise n'est d'ailleurs pas là pour rien, puisque tout le film est un hommage au cinéma et la vision quelque peu naïve qu'il dégageait dans les années 50-60. A ce niveau là, il y a énormément de choses à dire sur ce film, sauf que j'ai horreur de la surinterprétation et que là, mes propos commencent à partir dans cette direction.

Pour rester assez terre-à-terre, le travail sur les décors et les costumes est démesuré, tout sonne vrai et en même temps l'étrangeté et le fantastique donne à l'ensemble un côté conte intemporel. Un magnifique travail que l'on doit certes au réalisateur, mais aussi à son directeur photo : Den Lausten (un danois qui a déjà vogué avec Del Toro) et le chef décorateur : Paul D. Austerberry qui a jusqu'ici servi les intérêts d'un gars beaucoup plus plan-plan : Paul W.S. Anderson... comme quoi on peut faire le pire comme le meilleur. Tout ce visuel est environné d'une ambiance musicale très bien trouvée et signée par le français le plus américain de la branche : Alexandre Desplat, qui englobe le film dans un thème simple, facilement mémorisable et des éléments poétiques amenés par des instruments généralement discret (accordéon, piano, flûte...). Au final c'est une pluie d'oscars bien mérités pour la partie production et réalisation.

Quand La Belle et la Bête rencontre Delicatessen. Supposé poétique, un bain de formol formel suranné sur des amours interespèces.

Les Inrocks (dont le niveau poétique égale celui d'un balai à chiotte)

Mais vous l'aurez compris rapidement j'espère, le cœur du film réside dans les personnages et les relations qu'ils tissent entre eux. Qui l'eut cru, une relation amoureuse entre un amphibie humanoïde et une muette n'est pas des plus palpitantes, seuls les personnes les plus superficiels et/ou bas du front auront donc fait une fixette dessus, quitte à n'avoir rien compris au message du film (pas vrai Les Inrocks !?). La forme de l'eau est un film sur la tolérance qui aborde des problèmes artistiques et politique via un axe fantastique, des personnages bien écrits et des problèmes de fonds sociétal inhérents à une bonne partie de la seconde moitié du XXème siècle. Que ce soit avec le personnage de Zelda (noire pour son malheur), ou le voisin peintre (homosexuel, mais c'est un détail), peinant à se faire une place dans un monde très fermé, le racisme ou les clivages qui parsèment la dure réalité sont abordés sans vraiment que cela arrive comme un cheveu sur la soupe.

Loin de remettre au goût du jour de vieilles rancunes, le contexte de la guerre froide est ici utilisé pour matérialiser le sens de la propriété, la jalousie de l'autre (chose que l'on retrouve aussi ces derniers temps envers les cheminots en France...) et détruire ce que l'on ne comprend pas, non parce que le sens nous échappe, mais pour empêcher autrui d'y accéder (une allégorie de l'industrie cinématographique ?). Une bonne partie du film se concentre sur ces histoires d'espionnages, à tel point que la relation entre les deux "amoureux" est un peu réduit au strict minimum (au spectateur donc de comprendre que les deux personnages se sont fréquentés pendant un bout de temps), pour se concentrer sur la question : qui est vraiment l'ennemi : le monstre ou l'humain ?

Toutes ces tensions sont matérialisées par une ribambelles d'acteurs talentueux, que ce soit au niveau des rôles principaux, que des seconds rôles et surtout à travers l'opposition entre Sally Hawkins et Michael Shannon. La première est muette, réservé, sur le banc de touche mais toujours positive, il allait donc de soit finalement que sa relation avec la créature repose non sur l'apparence mais sur l'ouverture à autrui, car qui mieux qu'une aphone peut communiquer avec une créature intelligente et nouer une relation solide sans préjugée ? En réalité beaucoup de personnes, y compris des linguistes mais vu le comportement de Strickland et le contexte, c'était la seule candidate disponible... En face d'elle, il y a Michael Shannon qui joue ici un connard caricatural, qui s'habille en noir, trimbale une matraque électrique, a une épouse qui lui sert de bonniche, conduit une Cadillac et incarne accessoirement  tout ce qui cloche dans les Etats-Unis des années 60, incapable de percevoir une autre réalité possible.

La forme de l'eau (Tuer ou comprendre ?)
La forme de l'eau (Tuer ou comprendre ?)
La forme de l'eau (Tuer ou comprendre ?)
La forme de l'eau (Tuer ou comprendre ?)

La créature est incarnée elle par Doug Jones (pour changer), un nom qui ne dit peut-être rien à personne et pourtant ce gars joue dans tous les films nécessitant une bêbête longiligne voire totalement monstrueuse, car c'est l'une des rares personnes à pouvoir se mouvoir avec élégance dans un costume toujours trop gênant. Que dire donc de plus si ce n'est que le film est très bon et que son magnifique emballage ne dissimule aucun manque d'ambition comme le fut Crimson Peak... On pourrait dire que son histoire traine en longueur et qu'elle n'est pas crédible... c'est un avis et pas particulièrement recevable après tout ce que j'ai écrit, car on n'aime ou non le style du réalisateur, mais on ne peut pas décréter en quelques secondes que l'héroïne est amoureuse d'une créature gluante et pis c'est tout. Non, dans un bon film (pas comme ici), cette relation se doit de durer dans le temps, que ce soit pour la crédibilité des personnages que pour l'empathie que le réalisateur souhaite créer avec ses spectateurs et Guillermo Del Toro le fait parfaitement. Et un cinéaste qui sait prendre le temps de partager sa vision du fantastique et son univers, c'est assez rare du côté du haut du panier d'Hollywood et encore plus lorsque ses films se détachent des apparences et sont de qualité. Et pour cela, merci pour ce moment Monsieur Del Toro.

Publié dans le coffre à bobines, Films

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